Comment décrire un lieu chargé d’histoire et d’histoires comme le Palais-Royal à Paris ? J’aborde cet espace à travers un cycle de nouvelles situées entre 1786 et 2021… Voici le début du premier récit « Un retour au Palais-Royal ».
Un retour au Palais-Royal
Nouvelle de Victor Saudan
Marc Reich sort du TGV Lyria. Le voilà de retour à Paris. Il y a dix-neuf ans qu’il n’a pas mis les pieds dans la Ville-Lumière. Ville de rêve pendant son adolescence, devenue ville de tous les cauchemars ensuite, il ne pensait pas y revenir un jour. Et pourtant le voici dans cette même gare de Lyon d’où il était parti un magnifique jour de printemps 2001 laissant derrière lui un immense rêve brisé, celui d’être l’enfant prodige de la Haute Cuisine française du début du 21è siècle. L’image négative de cette ville est-elle toujours vraiment justifiée ? Drôle de situation : être payé pour cette recherche d’un paradis perdu. Un éditeur allemand l’a appelé hier soirpour lui demander d’urgence un reportage sur les événements autour de la découverte et disparition presque simultanée du texte fondateur de la gastronomie occidentale, le légendaire manuscrit « Quintessence des goûts. Hymne à la création au nom de la déesse Gastronomia à l’attention de tous les gastronomes de l’avenir ». Manuscrit cité déjà à partir de 1812, disparu en 1815 dans les troubles de l’invasion de Paris par les troupes russes et autrichiennes suite à la débâcle de Napoléon Ier. Retrouvé il y a quelques semaines par le chef du restaurant Le Grand Véfour chez un antiquaire d’un des passages couverts parisiens, porté en grandes pompes à la Bibliothèque Nationale dans le même quartier pour ensuite disparaître à nouveau quelques jours plus tard dans des conditions restées opaques pour le moment…Comment démarrer ce reportage ? A qui s’adresser ? Il a envie de laisser faire un peu le hasard ou plutôt le destin comme il aime bien se le dire. N’est-il pas né un dimanche ? Cette idée le fait rire. C’est que sa vie ne ressemble actuellement absolument en rien à la vie d’un chanceux : journaliste menacé par le chômage, vie privée en friche et liens amicaux peu nombreux. Mais malgré ce constat peu joyeux quant à sa vie, il décide de commencer son retour à Paris en beauté. Le voilà qui monte l’escalier de la brasserie de luxe du Train Bleu pour aller y prendre un café noisette, comme autrefois. Il y est accueilli comme un roi par un maître d’hôtel charmant qui lui propose une table à gauche de l’entrée dans la partie brasserie-café de l’établissement. Confortablement installé, sa noisette devant lui, il sort son calepin et un crayon pour se mettre à structurer ses pensées.
Mais sa main commence à faire toute autre chose :
« Amertume du petit café serré à la parisienne, adouci par un nuage de lait froid, nuage au ciel du petit matin blême d’un bistrot au coin de la rue chanté par Barbara, nuage qui transforme le café noir en noisette, pareille à la noisette mûre qui se ramasse dans les petits chemins creux oubliés de l’enfance. Petit cratère rempli d’un plaisir intense et passager qui finit toujours trop vite… »
Le regard de Reich parcourt l’espace… Il retrouve les immenses tableaux devant et au-dessus de lui. Leur effet suggestif n’a rien perdu de leur force. « Nuages blancs et gris dont la lumière vire au noir violacé à certains endroits vers l’horizon. L’orage ne menace pas encore. Les touffes d’herbes folles, tout en haut des gradins du théâtre romain, sont dorées par la sécheresse et le soleil. Une femme très élégante, habillée d’une robe de soie et de tulle jaune brodée s’appuie de son bras droit sur un immense bloc de pierre grossièrement sculpté, sur lequel elle a posé un grand bouquet de roses couleur parme, emballé dans du papier blanc. Les jettera-t-elle sur la scène à la fin du spectacle ? Elle porte des gants blancs et un chapeau en paille décoré d’un grand nœud noir. Sa main gauche s’appuie sur une ombrelle rose qu’elle garde fermée. On dirait qu’elle se force à regarder avec intérêt vers la scène du théâtre qui se trouve bien loin d’elle, trois étages plus bas, à l’opposé de l’immense espace qui les sépare. Devant un mur en pierre du Gard, ressemblant à un immense chantier vertical, des groupes d’acteurs font penser à des fantômes. On voit à peine leur jeu. Habillés en blancs, ils sont en partie cachés par des arbres et par la fumée qui s’élève de l’autel installé au milieu de la scène. Cela ne semble gêner personne. Bon nombre de spectateurs ne font pas attention au spectacle qui se déroule devant eux. C’est particulièrement le cas pour un jeune homme moustachu à la chemise mauve grande ouverte, portant un chapeau de paille sur sa chevelure abondante. Il tourne le dos à la scène du théâtre. Il me fixe de ses beaux yeux verts. Un regard troublant, excessif, excitant. Il se penche un peu vers moi. J’ aperçois ses veines qui se gonflent le long de ses bras peu musclés. Son mouvement fait s’entrouvrir encore davantage les deux pans de sa chemise. La peau de sa poitrine, brillante de sueur, est étonnamment blanche. Devant lui, étalée sur un autre bloc de pierre, une grande corbeille, remplie de fruits (oranges, citrons, pommes et pêches), de petits paquets cadeaux et d’éventails en papier coloré (bleu, jaune et rose) découpé et pliable grâce à des bâtons de bois léger aux deux extrémités du pliage. On dirait des lampions ou guirlandes de fête accrochées au dessus des tables dans un jardin en été ou encore à ces petites ombrelles miniatures piquées tout en haut dans la glace des coupes glacées et que j’adorais défaire étant enfant pour trouver dans leur intérieur des petits bouts de papier couverts de caractères en écriture chinoise. Messages mystérieux et secrets, cachés pour moi… » (…)
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Image: Agnès Kuster-Fernex