Kolik

Image originale d'Agnès Kuster-Fernex

L’expérience fondatrice du texte, ce sont des coliques provoquées par un blocage d’un calcul rénal entre rein gauche et vessie. Elles m’ont poussé à quitter les formes du poème pour trouver un nouvel outil d’expression. Sous l’influence insupportable d’une douleur, rythme qui vient de l’intérieur du corps, j’ai finalement trouvé un autre souffle dans l’écriture. Sans ponctuation et sans structuration typographique. Un grand souffle du début à la fin du texte.

Dimanche 9 décembre journée de vent et de pluie drôle de vie depuis jeudi terrassé par des coliques rénales boue des reins calculs changement de vie radical adieu chocolat noir thé noir très corsé alcool côtes de bette grands repas sauna fréquents et maintenant surtout et avant tout boire beaucoup plus de manière continue et rythmée ça tombe bien car avec mon nouveau budget les sorties au resto vont être bien plus rares et ma cuisine devrait retrouver un aspect plus végétarien regard 2008 opération du dos qui précède mon départ de l’université de B. 2018 opération du rein qui précède mon départ de la Haute École Pédagogique de L. est-ce cela la clé le lien pour comprendre cette quête du concentré de l’intense dans l’expérience du sensoriel sensuel question devrais-je chercher cette intensité désormais à un autre niveau devrais-je chercher plutôt à aller vers moins de concentration vers moins de densité reins organe lieu de l’énergie primaire fondamentale également mémoire au delà de cette vie de l’angoisse organe cherchant tranquillité calme une monotonie heureuse 1978/9 grippe et dépression qui précède la fin de mon adolescence et le départ de chez mes parents après avoir fait passer 20 examens aux étudiants sans trop d’effort je m’effondre dans la douleur qui dépasse de tous les côtés mes garde-fou prévus impossible de penser ma situation d’un coup toute perspective semble limitée mis hors jeu en attente au lieu d’aller à Paris avec P. me voici une fois de plus à l’hôpital la Pierre crie à l’Homme : délivre-moi et je te délivrerai mon esprit qui tend vers d’autres rives cherche un autre horizon et le corps se déchire en se déchirant il permet une métamorphose à l’être tout entier crée la base même de se penser et vivre autrement plus proche à son parcours peut-être qui sait sur le cycle de ruptures et déchirures le passage de la petite enfance à l’enfance à 6 ans ne s’est-il pas fait à travers le tibia cassé un jeudi saint mon premier séjour à l’hôpital ma naissance même par une déchirure du corps de ma mère qui a mis sa vie en danger drôle de situation encore au lieu d’être à Paris je retourne au café S. après tant d’années ici rien a changé à part l’âge des clients qui semblent être eux restés les mêmes c’est plein à craquer la même serveuse alsacienne qui me servait jadis avant mon séminaire au Romanisches Seminar du Stapfelberg les produits sont chers et pas si bons que ça mais le fait même que le Café S. existe toujours comme ça au centre de la vieille ville de B. a quelque chose de provocateur de révolutionnaire en face des pratiques x-mas- ières de plus en plus dominantes partout où je vais après un premier choc je digère l’idée d’aller me faire mettre une gouttière dans les intestins et ce à travers mon pénis ainsi l’urine devrait pouvoir sortir sans problème du rein et donc plus de coliques au bout des quelques semaines cette installation devrait préparer le terrain pour l’opération finale la destruction et l’ extraction du calcul par endoscopie sinon continuer avec des coliques éventuellement plus fortes aux endroits critiques si tout va bien je serai opéré d’urgence samedi je sortirai dimanche la gouttière dans le ventre et je pourrai partir pour Paris le lendemain ce n’est pas le calcul qui provoque les douleurs mais l’eau retenue il faut donc boire mais pas trop non plus pour le moment j’ai une journée devant moi jour de la Ste Odile qui m’ouvrira les yeux pour peut-être faire sortir le calcul de manière naturelle par le mouvement vers une liberté de plus en plus grande pour écrire vers dotremonde de retour au royaume de la maladie barrière fluo traverse le rideau ce pincement rythmé fait exploser l’avant et l’après le devant et le derrière dans la douleur oh caillou philosophal des profondeurs la perfusion donne le rythme avec la respiration j’essaie de dompter la douleur délivre-moi et je te délivrerai au réveil lire les intestins grottes gouffres lacs et rivières marécages je me rappelle la salle traversée des couches de mon corps sur l’écran du jeune médecin-chef hier pour enfin la voir pierre caillou calcul problème mathématique à résoudre dissoudre à travers l’espace et le temps dans les pulsations de mes chairs guetteur de l’aube des pulsions des spasmes naissants du fond du gouffre Moria en moi pour être libre libérer la pierre être libre agir vivre en cohérence avec l’autre en moi voir ce qui est ouvrir les yeux vers l’intérieur et l’extérieur voir au delà de l’horizon regardant l’horizon début décembre temps de l’attente de l’arrivée des pistes des traces des indices qui me viennent du néant cadeaux s’imaginer un chemin jours des êtres lumineux phares dans la nuit qui retrouvent le regard vers l’extérieur vers l’intérieur Odile Gabriel Michael Lucie la Vie sur le seuil de la chambre lecture du livre comment sortir de la juxtaposition de noyaux sémantiques forts mais isolés comment aller vers une nouvelle syntaxe aller d’abord au fond du gouffre juxtaposition pure et dure de mots délivraison sortir du livre sortir en livre écriture liberture libérer débarrasser de ce qui retient prisonnier mettre en liberté débarrasser d’une contrainte soulager d’une inquiétude le caillou dans ma main le caillou en moi le caillou sous mes pieds caillou en moi jeté par mon ombre qui contrôle le passage du seuil parcours initiatique à travers les entrailles rythme de la douleur zeru’m zu’m – zeru’m zu’m zeru’m – zu’mmm – zeru’m zu’m zu’m – zeru’m zeru’m : la vie elle va – la vie elle va et c-ou-ou -le je viens de vivre la pire des crises comme si les couches du calcul elles –mêmes se transformaient en vagues de douleur qui se répandent sur la surface de mon pauvre liquide de vie tempête qui fouette l’herbe haute des landes il me reste que de me plier bien bas me coucher me cacher pour éviter le pire on y est plus rien on ne voudrait plus être plus faire obstacle on devient soi-même pure pulsation infernale qui traverse tout ce que j’étais mais que je ne suis plus à ce moment là pulsation qui traverse et envahit la matière du corps une herbe folle seule en face de cette force colossale qui couvre mon dos une plaie ouverte qui devient pierre bouche qui parle qui prie qui se lamente dès que la douleur devient plus structurée plus orientée subie comme un enchaînement de gestes distincts dans le temps et l’espace tentative de contrecarrer les coups pour survivre pour faire surface par la respiration par un mouvement du corps par un jeu de ping-pong ainsi chaque pointe de souffrance est comme chapeautée d’un feutre mal ajusté torsions du corps pour trouver une position qui estomperait la douleur mais en vain par la suite le retour de la douleur est d’autant plus fort et soudain une légère amélioration se fait pour je ne sais quelle raison par cette éclaircie une nouvelle portion de médicament permet de retrouver en biais et par mille détours un calme apaisant quatre heures de souffrance sont derrière moi et combien devant oh Anges et Vie venez-moi en aide samedi quinze décembre je suis en route pour l’hôpital deux ou trois heures de sommeil au petit matin me font me lever frais et en forme comme si j’étais en dehors de toute atteinte – quelle naïveté – et même la constipation est vaincue grâce aux pruneaux trempés après avoir lavé mes cheveux et mis un bonnet je quitte le village le pas léger pour prendre le tram de l’autre côté de la frontière (…).

Image : Djamila Papaloïzos